Liberté d’expression au Népal: un privilège détourné
La diffusion de l’information au Népal est tributaire de l’évolution du conflit entre le gouvernement et les maoïstes. Par conséquent ceux qui travaillent pour les médias se trouvent dans une situation périlleuse… Reportage de Claire Engels et Marcella Segre – Publié sur Liberté! Amnesty International Belgique Francophone
Un jour de l’année 2004, dans la jolie ville touristique de Pokhara, des amies belges que j’accompagnais en voyage, dégustaient un mosala au bord du lac de la ville. Non loin d’elles se trouvent des soldats, extrêmement jeunes, comme on en voit beaucoup dans les grandes cités du pays. Soudain, sans que personne ne crie gare, un groupe de journalistes, sans doute présent pour une visite princière, avait pris mes amies en photo, étonnées et intriguées. Le lendemain, elles faisaient la une du The Kathmandu Post, journal anglophone, à forte audience dans le pays. La légende de la photo indiquait : « Tourists enjoying a mid-day snack beside the Phewa Lake in Pokhara » [1]. Cette légende anodine inspirait un sentiment de sécurité alors que la ville était sous tension lors de notre visite. En effet un blocus surprise organisé par les maoïstes avait paralysé toute la région. Sans le vouloir, mes amies avaient fait de la propagande pour le gouvernement, participant à cette information fictive qui est diffusée dans le pays grâce aux journaux.
De retour à Katmandou, la capitale mythique du Népal, nous recevons l’opportunité de rencontrer un ancien leader du Mouvement pour la Démocratie et ex-ministre de l’Instruction dans un des nombreux gouvernement qui se sont succédé avant la décision du roi de le dissoudre (un acte que le monarque exécute très souvent). Mathura Shrestha est aujourd’hui membre actif du « Society Solidarity for Peace ». « Au Népal, les seuls moyens de communication fiables sont les rumeurs », explique-t-il.
Pourtant, à première vue, la presse népalaise semble se porter plutôt bien. En quinze ans, les titres se sont multipliés. Le journalisme est enseigné dans certaines universités, et le métier se professionnalise. Mais cette liberté d’expression, garantie dans les textes de la Constitution, et qui devait être la première marche vers la démocratie, n’a jamais pu vraiment exister. Il faut savoir que le gouvernement, et plus particulièrement les forces armées, ont averti la presse de ne pas « démoraliser les forces de sécurité et la population ». De plus, le Népal est, selon Reporters Sans Frontières, le pays au monde où le plus grand nombre de journalistes et collaborateurs de presse sont emprisonnés. « On revoit rarement les journalistes qui disparaissent. Certains ont été arrêtés par les forces du gouvernement sans préavis et d’autres ont été enlevés par des rebelles maoïstes », raconte M. Shrestha. Le Committee to Protect Journalists (CPJ), la Federation of Nepalese Journalists (FNJ) et l’Informal Sector Service Center (INSEC) sont trois associations de défense des journalistes et de la presse libre. Elles sont très actives pour essayer de localiser et de libérer les journalistes disparus « si cela est encore possible ».
L’information diffusée au Népal s’apparente donc très souvent à de la propagande. Arbitraire et imposé, le choix des sujets d’actualité s’effectue de façon à n’encourager qu’un point de vue. L’ancien ministre insiste toutefois : « La population a appris à lire entre les lignes, elle a développé une espèce de capacité à distinguer ce dont elle doit se méfier et ce qu’elle peut croire. De plus, si quelqu’un sait quelque chose, il le fait circuler sur Internet. Cette façon de communiquer est non seulement efficace mais aussi très sûre ».
Démocratie ?
« Démocratie » est d’ailleurs un concept que Mathura Shrestha répète plusieurs fois, toujours dans un sens positif mais aussi en étant quelque peu « jaloux » de nous qui habitons sur un continent démocratique, pour le paraphraser. Pour nous qui vivons dans cette espèce de paradis occidental, le concept de démocratie tend à devenir un terme abstrait, dans lequel la confiance diminue, vu les différentes interprétations qu’on peut en faire. Lui souligne l’importance, la chance de pouvoir parler, de pouvoir bouger, de pouvoir créer un réseau d’informations qui puissent renseigner les gens sur l’existence d’autres réalités et d’autres cultures. Une conscience qui peut faire naître, grâce à des systèmes alternatifs d’information, une solidarité internationale vis-à-vis des situations de crise. « Nous avons besoin de la voix de beaucoup de personnes, il est important que les gens d’autres pays sachent ce qui se passe au Népal. Dans des situations de répression et quand il y a des gens qui se battent pour la démocratie, la meilleur façon pour aider est le soutien moral et certainement pas le financement d’armes ». Et d’ajouter : « Le soutien moral, reconnaître et faire valoir la lutte d’un peuple crée de la force, pousse les gens à continuer à lutter, tandis que les armes ne font qu’alimenter le conflit. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on a encore un conflit armé. Nombreux sont les gouvernements qui soutiennent un des deux cotés avec des armes ». C’est ce qu’a fait la Belgique en 1999, ou encore l’Inde. « Vendre des armes est la pire façon d’aider un peuple en difficulté. »
Aujourd’hui, en cette année 2005, la situation du pays s’aggrave : les tentatives de trouver un accord entre les Maoïstes et le gouvernement ne cessent d’échouer et c’est paradoxalement au nom de la démocratie que le 1er février le roi a renvoyé le premier ministre pour la énième fois. Les libertés de la presse, d’expression et de réunion, déjà limitées, ont été supprimées et tous les autres moyens de communication (téléphone, Internet) ont été mis sous le contrôle direct de l’armée. Entre temps, les Maoïstes organisent des grèves générales pour les prochains jours. Le même scénario se répète : le gouvernement réprime, les Maoïstes organisent des grèves, la population, coincée entre deux pouvoirs qui prétendent agir pour son bien, n’a pas accès à l’information et sa lutte pour la liberté n’est même pas considérée.